Géopolitique de l'Homophobie

L’homophobie est entendue comme les discriminations de tous ordres à l’encontre des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres). Si «l’homophobie politique» est déjà connue en tant qu’outil de duplicité en politique intérieure, Michel Maietta explore davantage son pouvoir de manipulation, jusqu’à sa dimension géopolitique. L’auteur nous rappelle à quel point la protection des droits des personnes LGBT revêt une importance stratégique dans la défense plus large des droits de l’homme.

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Les mouvements de défense des droits des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres) ont obtenu des résultats considérables à travers le monde depuis les années 2000. Ils ont entraîné d’importants changements législatifs tels que la mise en place de protections juridiques et la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe. Ils ont poursuivi une stratégie progressiste efficace, en œuvrant au sein des structures politiques existantes pour promouvoir leurs intérêts. La reconnaissance des droits des personnes LGBT comme droits humains s’est révélée, entre autres, particulièrement efficace. En 2011, le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies a adopté une résolution sur « les droits humains, l’orientation sexuelle et l’identité de genre (1) », tandis que, plus tard dans l’année, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton déclarait, dans un discours prononcé à l’ONU à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’Homme : « Les droits des homosexuels sont des droits humains (2). » Ces événements ont constitué une étape importante de la progression des droits des personnes LGBT et de leur normalisation dans la réflexion politique d’une partie croissante de la communauté internationale. Les droits des personnes LGBT sont désormais promus dans le cadre des relations internationales et par des organisations intergouvernementales telles que les Nations unies. Ils sont aussi de plus en plus souvent adoptés par des nations du monde entier, aux côtés d’autres normes relatives aux droits humains et progressistes. Parmi les États, ce sont essentiellement les nations occidentales qui les soutiennent, ce qui fournit aux détracteurs des droits des personnes LGBT une opportunité rhétorique consistant à présenter ceux-ci comme une pratique culturelle occidentale plutôt que comme un droit humain universel. Au fur et à mesure que le mouvement pour les droits des personnes LGBT se renforce, des opposants améliorent également leur utilisation de l’homophobie politique. Aujourd’hui, on constate l’émergence de cas d’homophobie politique sur la scène internationale.

L’HOMOPHOBIE POLITIQUE

Depuis le début du XXIe siècle, on observe une augmentation des cas d’homophobie politique. Les discours de haine de personnalités publiques engendrent une homophobie plus large au sein de la population. Contrairement à ce qu’ils affirment, ces dirigeants ne réagissent pas à un climat hostile, ce sont eux qui le créent. L’homophobie politique est également très modulable, du fait qu’elle peut être utilisée dans divers contextes à travers le monde, quelles que soient la culture, la religion, l’histoire, etc. Tant qu’une homophobie sous-jacente existe au sein de la société, celle-ci peut être exploitée à des fins politiques. Son utilisation augmente ainsi au fur et à mesure qu’un nombre croissant de dirigeants politiques perçoivent son efficacité et partagent leurs meilleures pratiques avec leurs homologues aux idées similaires, au niveau national comme à l’international. L’homophobie politique a trois objectifs principaux. En premier lieu, l’homophobie politique est une stratégie délibérée visant à faire des minorités sexuelles et de genre des boucs émissaires (3). Les politiciens et les personnalités influentes alimentent les préjugés existants pour détourner les revendications sociales de la population vers une cible opportune. Cette dernière n’est pas choisie parce que ces personnes sont responsables d’un quelconque fléau social, mais au contraire parce qu’elles constituent une cible sûre, ne détenant aucun pouvoir de riposte face au vaste système politique et social. La stratégie politique consistant à créer des boucs émissaires peut ainsi servir à rallier le soutien d’une population conservatrice et à détourner la colère engendrée par les défaillances de gouvernance de la classe dirigeante (4). Par exemple, le président nigérian Goodluck Jonathan a promulgué des lois radicales pénalisant non seulement le mariage entre personnes de même sexe, mais aussi les manifestations publiques d’affection et les organisations LGBT. Cela a été fait en période préélectorale, et à un moment où il subissait une pression politique croissante à la suite d’un scandale de corruption, de la défection de son parti et de l’insurrection de Boko Haram(5). De même, le choix délibéré de la Russie de faire des personnes LGBT des boucs émissaires a été un élément de la redéfinition de l’identité nationale russe au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, visant en outre à détourner le public des problèmes économiques persistants (6).

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En deuxième lieu, l’homophobie politique peut également servir à réprimer l’opposition. Une telle répression s’étend au-delà des minorités sexuelles ou de genre désignées comme boucs émissaires pour atteindre des ennemis réels ou perçus. Les gouvernements peuvent utiliser un langage juridique indéfini ou imprécis dans les lois homophobes afin de contourner les protections juridiques existantes(7). Dans ses manifestations les plus directes, des personnes peuvent être accusées d’avoir violé les lois pénalisant les relations homosexuelles, comme cela fut le cas lors de l’arrestation du chef de l’opposition malaisienne Anwar Ibrahim. Mais, le plus souvent, et de façon plus insidieuse, elle est utilisée pour réprimer les mouvements dissidents, comme le permettent les lois sur la « propagande gay » en vigueur en Russie et au Kirghizistan. Le fait de cibler les personnes LGBT fournit aussi un prétexte pour réprimer plus largement la société civile. Une ONG ou un mouvement politique peuvent être accusés de promouvoir des comportements immoraux, puis être purement et simplement interdits ou empêchés de recevoir des fonds étrangers. Cela dépasse les groupes de défense des droits des personnes LGBT, et touche également ceux qui œuvrent plus largement dans le domaine des droits humains et qui pourraient donc être critiques à l’égard du gouvernement.

Enfin, l’homophobie politique est utilisée à des fins géopolitiques. Tandis que les deux premiers objectifs sont motivés par des enjeux de politique nationale, cette « homophobie géopolitique » s’inscrit dans les relations internationales. Des gouvernements utilisent l’homophobie pour se différencier de l’Occident : rejeter les droits des personnes LGBT est un moyen symbolique de refuser le vaste ordre mondial libéral dirigé par les Occidentaux.

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La carte des droits des personnes LGBT à travers le monde ressemble beaucoup aux sphères d’influence de la guerre froide il y a soixante ans. Les membres et les alliés de l’OTAN disposent en grande partie de protections et de reconnaissances juridiques des personnes LGBT, tandis que les membres et alliés du pacte de Varsovie, ainsi que les nations et les colonies neutres s’orientent plutôt vers une législation discriminatoire

L’HOMOPHOBIE GÉOPOLITIQUE

Après la fin de la guerre froide, la puissance internationale de la Russie a continué de décliner, les anciens États soviétiques et ses alliés du pacte de Varsovie s’étant tournés vers l’ouest. Ceux d’Europe de l’Est continuent d’adhérer à l’Union européenne, consolidant ainsi leur rupture avec l’influence russe. La Russie s’est battue, symboliquement et littéralement, pour en retenir certains, notamment après la signature d’accords d’association par l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie en 2014. L’une des stratégies utilisées par la Russie est d’associer l’Occident à l’homosexualité tout en attisant l’homophobie dans ces pays. Les conditions imposées par l’UE en matière de droits humains ont ainsi plus de chances d’être rejetées par l’opinion publique, les hommes politiques les décrivant comme banalisant l’homosexualité et détruisant les valeurs traditionnelles.

Bien que la Russie soit le principal acteur de l’homophobie géopolitique dans le monde, elle n’est pas le seul État à utiliser cette stratégie. De nombreux États africains encouragent l’homophobie pour lutter contre ce qu’ils prétendent être un impérialisme culturel occidental, alors que, paradoxalement, l’homophobie en Afrique est en grande partie le produit du colonialisme européen des siècles précédents(8). Son utilisation sert à la fois des enjeux de politique nationale et les dynamiques de pouvoir régionales. Par exemple, l’adoption par le Nigeria de lois anti-LGBT en 2014 faisait partie d’une manœuvre géopolitique régionale visant à se positionner contre l’Afrique du Sud, qui représente l’une des puissances de la région et l’un des principaux défenseurs des droits des personnes LGBT sur le continent. Le Nigeria, l’autre puissance régionale, cherche à se faire valoir par rapport à l’Afrique du Sud en prétendant être plus « authentiquement africain(9) ». Un tel discours s’appuie sur l’histoire de l’Afrique du Sud en tant que nation occidentale, entachée par l’apartheid. Le Nigeria cherche à montrer que le soutien de l’Afrique du Sud aux droits des personnes LGBT s’inscrit dans la continuité de cet héritage et qu’il ne représente ni la culture ni les peuples d’Afrique subsaharienne. Dans cette logique, les États africains devraient s’aligner sur le Nigeria, qui protégera leurs droits culturels, plutôt que sur l’Afrique du Sud, qui, selon eux, perpétuera l’impérialisme culturel et imposera des croyances étrangères et des pratiques immorales.

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L’utilisation de l’homophobie politique se répand d’un gouvernement à l’autre. Si un État l’utilise efficacement à des fins de politique nationale, d’autres seront tentés d’employer la même tactique. Cependant, sur le plan géopolitique, les États ont également plus de chances de l’adopter, car l’impact de représailles occidentales ou internationales sera moindre s’ils le font en tant que bloc plutôt qu’en tant qu’État isolé défiant les normes mondiales. Après l’adoption de lois anti-LGBT en Ouganda et au Nigeria, des lois similaires ont été proposées en République démocratique du Congo, en Éthiopie et au Kenya(10). Toute violation des droits des personnes LGBT, comme c’est le cas pour les droits humains en général, crée un environnement permettant à d’autres personnes de se livrer à des actions similaires avec peu ou pas de répercussions.

En Afrique subsaharienne, les acteurs non étatiques jouent aussi un rôle de premier plan dans la promotion de l’homophobie géopolitique. Aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux, des tensions culturelles existent entre les idées progressistes et les valeurs traditionnelles, tout comme sur la scène internationale. Les conservateurs ayant perdu du terrain, ils ont cherché un soutien à l’international. Les organisations évangéliques, par exemple, ont été parmi celles ayant exprimé le plus énergiquement leur opposition aux droits des personnes LGBT et comptent parmi les plus impliquées dans l’exportation de l’homophobie. Elles peuvent utiliser les voyages missionnaires pour promouvoir une culture de la haine, tout en menant des actions de lobbying auprès des gouvernements afin qu’ils légifèrent en la matière. L’un des résultats les plus notables de leur travail a été l’adoption de la loi antihomosexualité de 2014 en Ouganda, désignée également par les médias occidentaux comme le projet de loi « Kill the gays ». Bien que les tribunaux aient annulé la loi peu de temps après son adoption, cette évolution alarmante a montré la façon dont les États pouvaient rapidement institutionnaliser la violence à l’égard des personnes LGBT et criminaliser ces dernières.

Les organisations intergouvernementales s’impliquent de plus en plus en matière de géopolitique des droits des personnes LGBT. Comme mentionné ci-dessus, l’année 2014 a vu une adhésion plus grande de la part de ces acteurs pour lesquels « les droits des homosexuels sont des droits humains ». Ils peuvent désormais utiliser leur influence politique et économique considérable pour faire pression sur les États afin que ceux-ci adoptent des législations favorables aux personnes LGBT ou sanctionner ceux qui s’y opposent. Par exemple, la Banque mondiale a suspendu un prêt de 90 millions de dollars à l’Ouganda, censé compléter une aide directe de la part de pays occidentaux de plus de 125 millions de dollars. Fin 2018, la Banque mondiale a également suspendu des missions en Tanzanie en raison du ciblage criminel des personnes LGBT, tandis que l’Union européenne rappelait son ambassadeur et que le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme exprimait des critiques(11).

Alors que les enjeux géopolitiques relatifs aux droits des personnes LGBT se manifestent dans le monde entier, l’une des principales puissances reste en dehors de la mêlée : la Chine. Sa politique étrangère est fondée sur la non-intervention et le respect de la souveraineté des États. Dans la pratique, ce pays collabore avec d’autres sans imposer de conditions telles que la protection des droits des personnes LGBT, ou plus généralement des droits humains. Agir de la sorte est ainsi un moyen de fermer les yeux sur son propre bilan en matière de droits humains. Au niveau national, la Chine ne pénalise pas les personnes LGBT, pas plus qu’elle ne leur offre de protection(12), bien que le gouvernement ait fait des déclarations en faveur d’un nouvel élargissement des droits des personnes LGBT(13). Sur le plan international, ce pays applique à la question des personnes LGBT sa politique non interventionniste, en s’abstenant par exemple lors du vote des résolutions de 2011 et de 2014 relatives aux personnes LGBT au Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Cependant, l’abstention de la Chine sur les questions relatives aux droits des personnes LGBT au niveau international favorise ses relations économiques et diplomatiques avec les États opposés aux droits des personnes LGBT. Par exemple, le président tanzanien a fait l’éloge de la Chine, qui lui a fourni une aide sans condition après le retrait de l’aide occidentale et internationale, là aussi intervenu après des actions violentes et discriminatoires contre les personnes LGBT en Tanzanie (14). En ne critiquant pas les États qui violent les droits des personnes LGBT, la Chine leur apporte également un soutien tacite et bien qu’elle ne joue pas un rôle actif dans la gestion géopolitique de l’homophobie, elle devient complice de sa propagation. Un exemple – ou un contreexemple – à méditer.

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NOTES

  1. UN General Assembly, Resolution 17/19 Human rights, sexual orientation and gender identity, Follow-up and implementation of the Vienna Declaration and Programme of Action, 14 July 2011, p. 1-2, https://www.ohchr.org/documents/issues/discrimination/a.hrc.19.41_english.pdf

  2. Amnesty International, https://www.amnestyusa.org/clinton-to-united-nations-gay-rights-are-human-rights/

  3. Human Rights Watch, “No Support Russia’s ‘Gay Propaganda’ Law Imperils LGBT Youth”, 11 December 2018, accessible at https://www.hrw.org/report/2018/12/11/no-support/russias-gay-propaganda-law-imperils-lgbt-youth

  4. Graeme Reid, “Homophobia as a Political Strategy”, Human Rights Watch, 29 June 2015, https://www.hrw.org/news/2015/06/29/homophobia-political-strategy

  5. Richard Downie, “Revitalizing the Fight against Homophobia in Africa”, Center for Strategic and International Studies, May 2014, pp. 1-2, https://csis-prod.s3.amazonaws.com/s3fs-public/legacy_files/files/publication/140506_Downie_HomophobiaAfrica_Web.pdf

  6. Nikita Sleptcov, “Political Homophobia as a State Strategy in Russia”, Journal of Global Initiatives Vol.12, No.1, 2017, Russia Relations in Today's World, January 2018, pp. 140-161, https://digitalcommons.kennesaw.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1234&context=jgi

  7. Graeme Reid, “Homophobia as a…”, art. cit.

  8. Val Kalende, “Africa: homophobia is a legacy of colonialism”, The Guardian, 30 April 2014, https://www.theguardian.com/world/2014/apr/30/africa-homophobia-legacy-colonialism

  9. Graeme Reid, “An Interview with Graeme Reid on Defending LGBT Rights”, Human Rights Watch, 1 December 2017,https://www.hrw.org/news/2017/12/01/interview-graeme-reid-defending-lgbt-rights

  10.  Richard Downie, “Revitalizing…”, op. cit.

  11. George Steer, “What to Know About Tanzania's Anti-LGBT Crackdown”, Time Magazine, 16 November 2018https://time.com/5456826/tanzania-anti-gay-world-bank/

  12. Tom Mountford, “China, The legal position and status of lesbian, gay, bisexual and transgender people in the PRC”, 24 March 2010, https://outrightinternational.org/content/china-legal-position-and-status-lesbian-gay-bisexual-and-transgender-people-people%E2%80%99s

  13. Yanzi Peng, “Using the UN to advance LGBT rights in China”, Open Global Rights, 6 November 2018,https://www.openglobalrights.org/using-the-un-to-advance-lgbt-rights-in-china/

  14.  Agence France-Presse, “World Bank, EU cut Tanzania aid after rights crackdown”, Daily Nation, 30 December 2018, https://www.nation.co.ke/news/africa/Donors-cut-aid-to-Tanzania-after-rights-crackdown/1066-4914998-boepn6/index.html